Chère M.,
Marie-Aimée de Blonay est née à St Paul, près de Thonon, le 13 Décembre 1590. Elle a vécu pendant cinquante neuf ans, ce qui n'était pas peu, pour l'époque.Elle fut successivement nonne dans l'Ordre de la Visitation, un ordre missionnaire créé par St François de Sales, puis mère supérieure des nombreuses dépendances de ce même ordre pour finalement remplacer Madame de Chantal à la tête de la maison-mère d'Annecy, poste qu'elle occupa de 1641 à sa mort, en 1649.
Voilà pour les faits.
Pour mieux comprendre, il faut se replacer dans le contexte de l'époque...
Fin du XVIe, début du XVIIe siècle. L'Europe est en pleine perplexité...La France Catholique qui avait brutalement massacré les Huguenots, avait, pour des raisons de succession été forcée d'accepter un Roi Huguenot, Henri IV, se contentant que celui- ci accepte, "Paris valant bien une messe", de caler la voile, c'est à dire de se convertir au catholicisme et d'aller à la messe.
Or, comme on disait à l'époque, la " caque sent toujours le hareng". La caque était le nom que l'on donnait aux tonneaux dans lesquels on serrait les harengs, comme la bourriche est le nom du cageot d'huîtres. Enlevez, les harengs, du tonneau émanera toujours l'odeur de son ancien contenu...Les Catholiques purs et durs enrageaient d'autant plus que le Roi avait rendu la liberté de leur culte aux protestants, par le fameux Edit de Nantes. Pire, depuis que les réformés avaient pignon sur rue, le Royaume vivait en paix et son économie était des plus prospères... La ligue Catholique, ancienne émanation de la famille de Guise qu'Henri III, bien que Catholique avait décapitée, en faisant assassiner son chef, le Duc de Guise parce que sa rébellion menaçait l'autorité royale, la ligue tentait sans cesse de relever la tête.
Sans succès.
La France était lasse des guerres de religion et l'appel à la guerre Sainte des Catholiques ne rencontrait que peu d'échos...
Toute autre était la situation hors de France.
En Espagne, le Catholicisme pur et dur triomphait sous le joug implacable de l'inquisition dirigée par l'inflexible Torquemada qui avait obtenu l'expulsion de tous les musulmans et de tous les juifs... et qui traquait, pour les livrer à la torture et au bûcher, tous ceux qui « islamisaient » ou « judaïsaient » en cachette...
En Allemagne, les restes du Saint Empire Romain Germanique se heurtaient les uns aux autres et ne parvenaient que difficilement à endiguer la montée du Luthérianisme, au grand désespoir du Pape qui avait pourtant besoin de l'appui germanique, pour, d'une part, résister aux appétits espagnols à Naples et en Sicile et d'autre part tenter de contenir le danger Turc...
Le Pape était partagé : ses pires ennemis spirituels, les principautés réformées Allemandes, étaient pourtant ses meilleures alliées politiques, la France composait avec les hérétiques mais restait sa meilleure alliée spirituelle, l'Espagne ultra-Catholique était pourtant sa pire ennemie politique puisqu'elle menaçait le Vatican dans ses possessions Italiennes...
Au milieu de tout cet imbroglio, il y avait le Duché de Savoie, resté profondément Catholique et fidèle au dogme romain ...
Un Duché alors en pleine expansion qui comprenait, outre la Savoie et le Chablais, la Sardaigne et le Piémont qu'elle avait annexé au siècle précédent, établissant sa capitale à Turin...
L'un des Comtés de ce Duché était fief des Seigneurs de Blonay, branche de Savoie, restée catholique, établie à St Paul, près de Thonon. Ces Blonay siégeaient comme députés de la noblesse et du clergé chablaisiens à Turin.
A l'époque qui nous occupe, le député du Chablais était Claude de Blonay, père de cette Marie-Aimée qui a attiré ton attention. Un homme très pieux, pour ne pas dire bigot...
Au point qu'à la mort de sa femme, il renonça à refaire sa vie et entra dans les ordres, probablement encouragé dans cette voie par son ami intime et cousin, François de Sales, alors évêque de Genève et d'Annecy et chargé par le Duc de Savoie de la difficile mission d'enrayer les progrès du protestantisme dans le Chablais.
Claude et François étaient depuis longtemps accoutumés à se rendre de fréquentes visites, l'un vivant à St Paul et l'autre à Thonon. C'est ainsi que Marie-Aimée prit l'habitude, depuis toute petite de suivre les conversations que tenaient le futur canonisé et son père..., un père qu'elle idolâtrait au point d'avoir résolu de suivre la même voie que lui et d'entrer , elle aussi, dans les ordres, si possibles celui que François venait de fonder à Annecy, l'ordre de la Visitation.
Il faut dire que l'atmosphère, au Château de St Paul devait être bien mystique puisque des neuf enfants de Claude, quatre devinrent religieux. Claude légitima un fils supplémentaire: celui-ci aussi entra dans les ordres...
En 1609, François de Sales écrivit une "Introduction à la vie dévote", sorte de guide de la spiritualité destiné à une frange de la société qu'il connaissait bien, les nobles et gens du monde. Le succès de ce livre fut immense ce qui contribua certainement à augmenter encore la fascination qu'il exerçait sur sa " groupie", Marie-Aimée...
Juste avant ses vingt ans, Marie-Aimée vécut un drame.
Elle se promenait au bras de son frère Gabriel quand, surgissant, on ne sait d'où, un de leurs cousins, Georges du Nant se jeta sur Gabriel et le poignarda, sous les yeux de sa sœur... Brutal dénouement d'une querelle d'héritage... brutal et banal, à l'époque: on était en 1610. À Paris, le roi Henri IV venait, lui aussi, de se faire poignarder...
Dès lors la résolution de Marie-Aimée était prise: elle ne vivrait pas un instant de plus dans un monde aussi barbare. Elle préférait se consacrer à Dieu et à ses œuvres.
Prenant avec elle la part d'héritage qui aurait dû lui servir de dot, elle entra au couvent le 2 Janvier 1612, à la maison mère de l'ordre, à Annecy où elle fut religieuse sous la férule de la co-fondatrice de l'ordre, Madame de Chantal.
Très zélée, elle gravit alors rapidement les échelons. Trois ans plus tard, elle prenait la direction de la deuxième maison de l'ordre, la maison de Lyon. De là, elle consacra ses forces et son argent au développement de nombreuses maisons-filles, à Lyon, à Bourg-en- Bresse, en Avignon et à Marseille...
Toujours très proche de celui qu'on nommerait aujourd'hui son "gourou", elle le seconda et l'assista si bien qu'elle fut surnommée la Crème de la Visitation, et, qu'à sa mort, en 1622, Saint François de Sales lui légua son cœur.
A l'heure actuelle, un tel legs n'aurait plus aucune signification et il est même probable qu'on le taxerait de plaisanterie de mauvais goût... A l'époque, c'était un honneur inestimable, surtout venant de la part d'un Saint Homme dont le cœur est la relique la plus prisée...
Cette relique se trouve encore, à l'heure actuelle dans le Monastère de la Visitation, à Annecy.
Passons sur les légendes selon lesquelles Marie-Aimée aurait été visitée par des anges... mais son rayonnement mystique et sa vie dévote semblent avoir suffisamment impressionné ses contemporains pour qu'un parent de St François, Charles-Auguste de Sales, en compose la biographie en 1655, livre réimprimé à Paris et à Nancy en 1848 et que nous devrions pouvoir consulter à Annecy si, comme je le suggère, nous nous y rendons un jour...
Marie-Aimée de Blonay est morte, comme dit le chroniqueur, en odeur de sainteté, à Annecy en 1649, à l'âge fort respectable, pour l'époque, de 59 ans. Ses restes sont actuellement scellés dans un caveau mortuaire à l'intérieur des murs de clôture du Monastère de la Visitation d'Annecy.
Genève, le 20 Mars 1992